Cette année, les magazines shôjo Margaret et Betsuma (Bessatsu Margaret) fêtent conjointement leur cinquantième anniversaire... Rien que ça ?! A cette occasion, Shueisha met évidemment les petits plats dans les grands, en organisant foule d'expositions et de séances de dédicaces. Ryôko Ikeda a même dessiné une histoire courte inédite de 16 pages de Lady Oscar, se déroulant lors de l'enfance d'André. Ces deux magazines sont une véritable institution dans le paysage éditorial japonais, et ont évidemment grandement contribué au développement de la BD féminine, tandis que dans le reste du monde, les éditeurs de BD boudaient souvent les femmes. C'est d'ailleurs plutôt marrant de remarquer l'évolution graphique des couvertures...
A l'origine, Betsuma avait d'ailleurs pour vocation de publier uniquement des histoires courtes, et la couverture du premier numéro qu'on voit ci-dessous, contenait par exemple une nouvelle de Mitsuteru Yokoyama. Aujourd'hui, on trouve dans Betsuma surtout des "séries fleuve", tandis que Margaret n'hésite pas à publier très fréquemment des histoires courtes de jeunes auteures.
En tant qu'amateur de shôjo manga, je suis évidemment ravi d'un tel évènement (bien que j'eu surtout aimé être en voyage au Japon en ce moment, pour aller voir les expositions & co !!!!), et je suis toujours curieux de voir les prochaines séries que vont créer les éditeurs, les nouvelles auteures qui vont apparaître. Parce que je sais, intimement, que l'éditorial féminin nippon nous réserve encore énormément de surprises, et qu'ils sont, à ce niveau, bien en avance sur les éditeurs du monde entier.
Pourtant, oui, pourtant... Je suis aussi rempli d'une drôle d'amertume. A quoi bon pouvoir découvrir toutes ces oeuvres japonaises si stimulantes, s'il est finalement impossible de les partager ? Car oui, hélas, aujourd'hui, il est devenu particulièrement compliqué de publier du shôjo manga. Les succès de Fruits Basket et de Nana, mais aussi de Clamp d'une certaine manière, ont attiré les requins du capitalisme vers ce "genre", pour finalement tuer la poule aux oeufs d'or dans l'oeuf. Trop de shôjo, trop vite, sélectionnés parfois très bizarrement, et alors que ni les lecteurs, ni la presse, ni les libraires, n'étaient véritablement prêts à décoder parfaitement ce genre. Comment le pouvaient-ils, de toute façon ? Alors que le shôjo manga est un domaine éditorial qui se développe depuis plus de cinquante ans au Japon. Combien de générations d'auteurs et de lectrices, pour en arriver à la diversité contemporaine ? Pour permettre au shôjo manga de s'installer en France durablement, il aurait fallu un vrai travail de fond et éducatif, d'informations. Mais qui, finalement, aurait-été capable d'une tâche si monumentale ?
En France, quoiqu'on en dise, le manga n'a pas encore une notoriété grand public, et continue à être souvent snobé par la presse généraliste et/ou culturelle (heureusement, ça bouge beaucoup, ces derniers mois...). Le manga est un marché de niche, et le shôjo est une niche dans ce marché de niche... Qui en France, alors, s'intéresse suffisamment à ce genre, pour proposer un travail d'analyse de fond ? Et surtout, qui maîtrise réellement le japonais pour le faire ? Qui a le réseau nécessaire pour accéder aux archives ? Il y a bien évidemment des travaux universitaires, comme ceux de Math Thorn (très incomplets hélas, mais non moins méritants) Mais est-il normal de devoir passer par la vision d'un anglophone alors que la France est le premier "marché" après le Japon ? Personne n'est assez curieux et/ou compétent, pour le faire ici ?
Il y a une époque où, j'avais la naïveté et l'innocence de croire qu'après Nana, Comme elles et Lollipop (sans oublier Mars et bien d'autres titres de qualité, d'ailleurs !) les lecteurs et lectrices françaises seraient prêts. Qu'ils seraient prêts à se laisser accompagner vers des oeuvres encore plus matures, vers des titres plus audacieux. Qu'en vieillissant, ils auraient envie de découvrir des séries importantes et historiques de l'éditorial japonais. C'était un leurre, une douce illusion... Les échecs de Puzzle et Simple comme l'amour n'en sont que deux exemples, hélas pas uniques. Ryô Ikuemi et Fusako Kuramochi sont deux auteures absolument incontournables, et qui marquent un véritable tournant dans le paysage shôjo manga au Japon. On l'a dit, et redit. Rien que pour ça, elles méritaient qu'on s'attarde sur leurs oeuvres. Bien au-delà, leur maîtrise de la narration est éblouissante, et n'importe quel amateur de BD aurait dû se pencher sur leur travail, leur manière de mettre en scène les personnages. Au détour des cases, des pages, ces deux auteures mettent en avant avec tant de subtilité les relations humaines. Mais rien n'y fait... Malgré une promotion massive (pour Puzzle, surtout), la presse culturelle vous snobe, tandis qu'une grande partie des lectrices préfère se tourner vers des histoires de soubrettes et de filles soumises.
Résultat : il faut attendre qu'une oeuvre aussi magistrale que 7 Seeds remporte un prix shôjo au Japon pour être publié... dans une collection seinen, et être interrompu en cours de publication.
Résultat : il faudra que l'auteure en personne vienne à plusieurs reprises en France pour qu'une oeuvre aussi fondatrice que Le coeur de Thomas soit publiée en France... sans appareil critique digne de ce nom, et dans le quasi-anonymat de la presse culturelle.
Résultat : il faudra attendre que Kids on the Slope soit adapté en anime par un réalisateur culte pour être publié en français... dans une collection seinen.
Résultat : une auteure comme Nishi Keiko va bientôt être publiée aux côtés d'oeuvres très anecdotiques, et il y a fort à parier que le travail de promotion qui serait nécessaire pour revendiquer son importance sera complètement inexistant.
Soyons clair : je ne reproche pas grand chose à mes collègues éditeurs... Au contraire même, j'avoue les envier. J'ai milité en interne, longtemps, souvent, pour publier toutes les oeuvres au-dessus (et bien d'autres d'ailleurs. Si vous pouviez seulement imaginer...). Bien avant qu'elles ne soient même sous les feux des projecteurs au Japon. En vain, hélas. Mais il y a une autre réalité : celle que des titres comme Puzzle ou Simple comme l'amour n'ont pas rencontré leur public. Celle que les oeuvres nommées plus haut ne rencontreront probablement pas autre chose qu'un vague succès d'estime qui ne dépassera pas le "milieu du manga". Pourtant, elles le mériteraient toutes. En attendant, on ne peut que remercier les éditeurs qui ont le courage (ou la folie ?) de se lancer dans de tels projets (enfin, pour 7 Seeds...).
Comment faire alors, pour sortir de l'impasse ? Comment faire alors que des lecteurs arrivent encore à vous dire que vous publiez La colline aux coquelicots par opportunisme éditorial ? Comment faire quand on vous dit que parler des pertes vaginales dans un shôjo manga pourtant éducatif, c'est trop tabou ? Comment faire alors que certains lecteurs sont prêts à vous tourner le dos en l'espace d'un instant ? Et j'en passe, des propos blessants que j'ai pu entendre...
Pour le moment, je n'ai pas les réponses à toutes ces interrogations... Mais ce genre de questionnements continue à me hanter, quand je dois présenter des shôjo manga à la publication. Les choses, sont loin d'être simples, et vous n'imaginez même pas tous les trésors à côtés desquels vous passez. En attendant, puisque hélas trop peu de lecteurs semblent prêts et n'ont pas encore envie d'être curieux, je vais aller égoïstement lire l'histoire inédite de Lady Oscar, qui était en cadeau dans le dernier numéro de Margaret...
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