Ryô Ikuemi et les débuts de Cookie

Question : Quels souvenirs avez-vous de vos premières aventures éditoriales au sein du magazine Cookie, alors qu'il ne sortait pas encore de manière régulière ?

Ryô Ikuemi : J’avais signé, au sein du second numéro de Cookie, une histoire courte intitulée « Oujisama no yukue »(1). Je me souviens encore de l'aura dont bénéficiait déjà Nana à ce moment. D’ailleurs, c’était cette série qui était en couverture ! C’est justement à cette époque que, alors que j’étais jusque-là exclusivement publiée dans le magazine Bessatsu Margaret(2), je souhaitais devenir plus indépendante et dessiner pour d’autres revues. Autant dire que la proposition de signer des histoires courtes pour Cookie tombait à point nommé ! Je ne m’étais jamais particulièrement dit que j'aimerais écrire des histoires plus adultes, mais comme je pensais justement m’essayer à des styles différents... En tout cas, à cette époque, je n’avais pas du tout en tête de me lancer dans une série pour Cookie (rires) !

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Ryô Ikuemi, ces dix dernières années...

Q : Le magazine Cookie fête en cette année 2010 ses dix ans d’existence. Quel regard portez-vous sur votre carrière pendant ces dix dernières années ?

R.I. : Ouah, ces dix dernières années sont passées à une vitesse folle ! Enfin, ça a toujours été comme ça, et je crois qu’en général, quand on fait un travail qu’on aime profondément, le temps passe toujours très vite (rires). En tout cas, de mon côté, j’ai commencé à écrire pour de nombreuses et différentes revues. Du coup, afin de structurer mon travail, j’avais essayé de créer un planning plus rigoureux et chronométré... Mais je ne m’y suis tenue que pendant six mois (rires). Maintenant, je me contente de me souvenir des deadlines pour chacune des revues dans lesquelles je dessine et de les respecter.

Q : Avec votre quantité de travail qui a augmenté, votre manière de faire et/ou votre rythme quotidien ont-ils changé ?

R.I. : Je vais beaucoup plus vite pour faire mes synopsis et ma mise en page. Avant, je passais beaucoup plus de jours à bloquer pour trouver des idées, je ressassais tout très longtemps dans ma tête, je luttais avec moi-même à tel point que j'en devenais méconnaissable. Maintenant que je ne suis plus toute jeune, si je procédais ainsi, je ne rendrais jamais mes planches dans les temps. Pour me préserver, je vais désormais beaucoup plus vite. Et puis je dors !

Les secrets de la création de Puzzle

Q : Cela fait maintenant sept ans que vous avez commencé Puzzle. Dans cette histoire complexe, on retrouve beaucoup de personnages, et la structure narrative y est spécifique. Dès le début, pensiez-vous que cette série prendrait une telle ampleur ?

R.I. : Pour dire vrai, pour le numéro de Cookie dans lequel a été publié le premier chapitre de Puzzle, j’avais à l’origine prévu une autre histoire ! Et puis soudainement, nous avons finalement décidé de publier le début de Puzzle. A cette époque d’ailleurs, il n’était pas encore question de série, et cette histoire ne devait faire que deux chapitres... Vraiment, je n’aurais jamais imaginé que Puzzle devienne si long (rires).

Les liens entres les personnages de Puzzle...

Q : Maintenant que Puzzle est rentré dans son dernier acte, sorte de point culminant de l’histoire, tout commence à se relier et il est aisé pour le lecteur de comprendre dans quelle direction va l’histoire. De fait, dans Puzzle, il est tout à fait passionnant de voir comment des « existences » qui n’avaient a priori rien en commun les unes avec les autres finissent par se connecter. Aux débuts de la série, aviez-vous une vision précise et détaillée de tous ces liens ?

R.I. : En fait... pas du tout !! (rires)

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Q : Ah bon ?! (rires)

R.I. : Je suis le genre de personne qui me lance sans trop réfléchir, en me laissant aller « à la dérive » (rires). Bien sûr, je prends des notes et marque mes idées, mais je les oublie aussitôt. Comme je n’ai pas toujours de bloc-notes sous la main, maintenant, j’ai tendance à marquer tout ça dans mon téléphone portable. D’aussi loin que je m’en souvienne, la première fois que j’ai eu l’envie d’aller au-delà de simples histoires courtes avec des personnages récurrents, d’unifier l’ensemble de manière encore plus cohérente, pour n’en faire finalement qu’une seule et unique histoire, ce fut à l’époque de l’acte 5. Pour autant, je n’avais pas encore d’idée très fixe et précise, et plutôt que de réfléchir exactement à qui allait rencontrer qui, j’ai préféré me laisser guider par les événements. Genre, « dis-donc, ça serait pas mal de faire réapparaître ce personnage ici, ça collerait bien ! ». Et c’est ainsi, à tâtons, que j’ai avancé.

Q : Eh bien nous ne nous sommes jamais rendu compte que vous avanciez « à tâtons » ! (rires) Au fait, il paraît que vous n’aimez pas relire vos œuvres, une fois que vous les avez publiées. Mais dans le « Dernier Acte » que vous êtes en train de dessiner, on retrouve la quasi-intégralité des personnages de Puzzle. N’avez-vous donc pas relu tous les volumes publiés avant de vous lancer dans ce dernier ?

R.I. : Effectivement, cette fois, avant de me lancer dans le « Dernier Acte », j’ai pris la décision de relire l’intégralité des chapitres publiés. J’en ai profité pour faire un énorme point sur tous les évènements qui étaient arrivés à chacun des personnages.

Sur les personnages

Q : Dans vos œuvres, même les personnages les plus désagréables sont toujours nuancés par certains aspects plus « mignons ». Au final, il est très facile de s’attacher à eux.

R.I. : Je crois que personne n’est tout noir ou tout blanc, et que si quelqu’un est désagréable au premier abord, il peut au final toujours se révéler surprenant. De toute façon, je dessine toujours mes personnages en pensant qu’ils ont, dans une certaine mesure au moins, « besoin d’aide ». Et bien évidemment, j’ai envie de les rendre heureux. Mais c’est vrai que parfois, je crée des personnages ingrats...

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Votre sentiment à l’approche de la fin de la série

Q : Vous allez très prochainement achever le « Dernier Acte » de Puzzle. Puisque nous sommes proches de la fin, avez-vous déjà une idée de la manière dont tout cela va finir ?

R.I. : J’ai des idées assez claires sur certains dénouements, mais je fais attention à ne pas trop y réfléchir. Je fais en sorte de réfléchir dans le détail, seulement à partir du moment où je me lance dans la création de la mise en page. Quand on réfléchit trop à l’avance et de manière trop précise, qu’on y passe trop de temps, et qu’on se lance à dessiner dans l’urgence, il arrive parfois qu’on soit désagréablement surpris, qu’on se rende compte que ça ne colle pas, que ça ne rentre pas. Et je déteste ça. En fait, il me semble beaucoup plus naturel de garder ce qui « sort », ce qui me vient, ce qui se passe, au moment même où je dessine. Certains peuvent penser que c’est une fuite en avant, ou de la flemmardise, mais bon... (rires).

Q : Puzzle est finalement devenue la série la plus longue de votre carrière. Quel est votre sentiment à l’idée d’en dessiner les dernières scènes ?

R.I. : J’entends souvent dire mes collègues mangakas qu’elles sont tristes à l’idée de mettre fin à leur série. Moi, j’arrive à la fin de ce manga avec un vrai sentiment d’accomplissement, et c’est très agréable. Dans mon travail, j’ai deux sentiments d’accomplissement au quotidien : quand je rends mes planches finies, mais aussi quand j’achève ma mise en page/mon synopsis d’un chapitre. Mon sentiment actuel est plus proche du second, parce qu’il correspond à une impression que les choses vont dans le bon sens, sont en ordre, que c’est ça la manière dont il faut raconter l’histoire. En tout cas, dessiner Puzzle fut une expérience très joyeuse et enrichissante.

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Ryô Ikuemi et Cookie, à l’avenir ?

Q : En dix ans de Cookie, quelle est la série qui vous a personnellement le plus marquée, au sein du magazine ?

R.I. : Mmm... Je vais probablement dire Nana. Je suis souvent très curieuse de savoir comment va évoluer l’histoire. Quand je reçois le nouveau numéro de Cookie, je commence toujours par lire cette série, et puis quand je rencontre ma responsable éditoriale, il m’arrive parfois de commenter ce qui se passe dans le dernier chapitre de Nana, et d’embrayer sur une conversation à propos de cette série. (rires)

Q : Nous aimerions savoir ce que vous attendez de Cookie, en tant que lectrice , après dix ans d’existence ?

R.I. : Personnellement, j’aime beaucoup les 4-koma manga(3), alors s’il y avait encore plus de mangas intéressants de ce type dans Cookie, ça serait pas mal ! (rires). Et puis, j’espère que vous serez capables de trouver de nouvelles jeunes auteures à la forte personnalité.

Q : Pour finir, pouvez-vous nous parler de vos projets d’avenir ?

R.I. : Comme je vous l’ai dit, je réfléchis rarement très à l’avance en ce qui concerne mes mangas. Il en va de même dans ma vie. Je vis au quotidien, sans me poser plus de questions qu’il n’en faut, et je fais rarement des grands projets. Donc, voilà, je vais continuer à vivre « sans plan d’avenir » (rires).

Interview réalisée par l'équipe éditoriale du magazine Cookie, pour le numéro 2 de 2010.

Notes :

cookie 1- La couverture du numéro de Cookie dans lequel a été prépublié « Oujisama no Yukue », sorti le 21 décembre 1999.
2- Bessatsu Margaret, ou Betsuma, est un autre magazine shôjo de Shueisha. Il s'adresse à un public plus jeune que Cookie. On le connaît en France pour des mangas tels que Lovely Complex, ou même Sawako.
3- Les 4-Koma mangas sont des mangas comiques, qui se lisent à la verticale, et dont les gags ont la spécificité de fonctionner en quatre cases.